INTERVIEW DE LAURENCE COMMANDEUR

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INTERVIEW DE LAURENCE COMMANDEUR A Gianin LORINGETT février 1988

Monsieur LORINGETT, quelles sont les aptitudes musicales que demande nécessairement la pratique
de la danse jazz ?
En quoi diffèrent-elles d’un danseur classie

La danse jazz n’étant pas codifiée comme la danse classique, elle nécessite une réceptivité du corps à la pulsation de la musique, à la fois organique et émotionnelle. C’est ce que l’on appelle le  » feeling « . Dans l’absolu, si on peut devenir danseur classique par une logique mathématique, en danse jazz c’est impossible, en raison de l’adaptation constante liée au mouvement assez libre du corps dominant cette forme d’expression.

Quels exemples de travail musical proposez-vous pour aborder les exercices d’isolation, de dissociation et de coordination ?

L’isolation et la dissociation font partie de la maîtrise des différents segments du corps, c’est un travail très technique. Afin d’obtenir pleine concentration de la part des élèves, je n’utilise pas de musique en dominante, mais seulement un support rythmique exécuté au tambourin .

Quelles sont les principales difficultés d’ordre musical que rencontrent les danseurs jazz ?
Le problème actuel se situe dans la musique  » mode « , celle préférée des jeunes . C’est une musique primitive dans sa structure, on peut même la qualifier de tribale : elle regroupe en  » tribus  » et accentue ce phénomène social. Cette musique est uniquement basée sur le rythme : très percussive , même le chant y est une répétition phonétique. Les jeunes s’y adonnent avec passion dans les discothèques, mais il est évident que tous les danseurs issus de cette génération ont du mal à gérer les syncopes, le phrasé, les colorations, et ne parlons pas des interchanges binaire – ternaire.

Est-il nécessaire de connaître le répertoire de la musique jazz lorsqu’on pratique la danse jazz ?
Non, pas pour le danseur, la culture actuelle du jazz se passe dans le quotidien. La danse jazz n’est pas forcement liée à la musique jazz. Le mot jazz est en relation avec une époque : Duke ELLINGTON, Count BASIE, Jimmy SMITH, Thélonious MONK ….Maintenant, le jazz c’est le hip-hop, le funk, le rap, l’acid, la transe, la techno. Le grand danseur chorégraphe Jack COLE disait « jazz is urban folk » (le jazz c’est du folklore urbain).

Mènez-vous des projets communs avec les professeurs de formation musicale et, si oui, de quelle manière ?
J’ai effectivement collaboré à plusieurs reprises à des productions dites musicales, mais mon rôle a été limité à faire danser les danseurs, à mon grand regret. ……Les musiciens jouaient (statique) , le chœur chantait (statique) ! …. Je n’appelle pas cela une collaboration.

Les musiciens sont peut-être des virtuoses des mains, mais ils sont sourds des pieds ! J’ai souvent proposé des stages à des musiciens (dans le domaine des claquettes ou du solfège corporel) : on se heurte souvent à une incompréhension de la part des directeurs de structures qui n’y voient pas cette complémentarité en matière de formation musicale. Comment découvrir et comprendre toutes les ressources du corps si l’on ne part que de l’extérieur ? Il semblerait que pour le musicien, la musique ne doive passer que par la tête…… .

Ce qui est d’autant plus étonnant que dans la formation musicale du danseur, à l’opposé, l’accent est mis sur la polyvalence sensorielle. Jacques DALCROZE avait déjà bien insisté sur ces aspects !

Les cours de danse jazz sont-ils accompagnés au centre par un musicien « vivant ? » Sur quels éléments repose la complicité qui peut s’instaurer entre les élèves, l’accompagnateur et le professeur ?
Personnellement, je fais partie de la génération qui utilise le  » Wigman drum  » (tambourin) dans les cours. J’ai développé une technique du frappé très particulière qui me permet de jouer une variété de 5 sons et plus. Le tambourin est utilisé surtout pour la barre et les diagonales ce qui me permet à travers un jeu rythmique riche en accents, syncopes, de sensibiliser l’oreille des danseurs à une percussion variée, et de modifier les tempi. Pour compléter cette sensibilisation , j’enseigne aux élèves l’utilisation du tambourin ; de ce fait, ils développent une bonne oreille au rythme, et il m’arrive même d’en mettre certains en situation de musiciens accompagnant des parties du cours . Avec trois danseurs, un au tambourin, un aux claves, un aux maracas, on peut déjà développer des bases d’accompagnement en danse jazz.

Ayant participé à de nombreuses  » jam-sessions  » (guitare jazz), j’ai eu la chance de vivre la musique en tant que musicien dans des clubs de jazz, ce qui m’a permis de vivre cette atmosphère très chaude et intime présente dans ces lieux. Ces expériences me sont très utiles quand je collabore avec des musiciens dans mes cours, car c’est un échange, ils font partie intégrante du cours. Il m’arrive même de suivre le batteur afin de ne pas casser l’ambiance qu’il crée. J’ai eu le plaisir de travailler avec un pianiste classique et un batteur jazz : y- a-t’il mieux que Bach pour les réunir musicalement ?

En Italie, j’ai eu l’agréable surprise, lors d’un stage, d’avoir un combo latino de 4 musiciens : mambo, rumba, cha-cha ….. un régal ! Mais l’expérience la plus forte, je l’ai vécue à Paris : j’avais un musicien percussionniste africain au djembé, et vu qu’un djembé en appelle un autre, il m’arrivait de donner des cours avec 4 excellents percussionnistes…. Il va de soi que je ne les arrêtais pas pour corriger le port de bras d’un élève, ces moments étaient marquants par les musiciens qui menaient le rythme du cours. Ce qui était le plus fort, est le fait que les danseurs n’ont pas appris à danser : ils ont dansé. Dans la pédagogie, actuellement, il y a tellement le souci de suivre un programme, une progression technique, que l’on en arrive à oublier de laisser aller pour faire danser.

Proposes-tu, dans des ateliers par exemple, de travailler dans le silence, et quel en est le bénéfice sur la qualité du mouvement ?
Dans le jazz, on a moins l’habitude de faire des ateliers, c’est plus une spécificité de la danse contemporaine. Par contre, j’ai développé un travail de solfège corporel constitué de frappes de mains, pieds et sur le corps, dans des séquences précises. Par l’expérience, je me suis ainsi rendu compte que nous avons trois niveaux de perception du rythme : LE CERVEAU pour la compréhension, LES BRAS pour la communication et l’affectif, LES PIEDS pour les appuis et le rapport à la terre. Ce que je propose est basé sur l’alternance et la relation entre ces trois éléments. Les rythmes sont exécutés avec les mains , les pieds, avec la voix, et, mentalement en silence (développant la notion d’intervalle).

La formation musicale du danseur lui est utile . Et pourquoi ?
Elle lui permet d’entrer dans la musique avec le mouvement. On évitera ainsi qu’il danse dans un monde sonore informe, car on éveille une sensibilité, on fait naître une curiosité puis un désir de connaître, on apporte une culture .

Que peux-tu dire de ta relation avec la musique, en tant que danseur interprète et non plus en tant que pédagogue ?
Le mouvement en lui-même ne m’intéresse pas, c’est l’intention du mouvement qui me motive, l’intention peut être provoquée justement par la musique. Chaque musique est unique, une coloration spécifique, une odeur différente.
Il faut visualiser, sentir, mais on n’utilise jamais tous nos sens ; il faut les inverser pour les réveiller et mieux comprendre.
En tant que danseur, je deviens la musique, comme pédagogue, j’essaie de l’animer chez le danseur.

Que signifie être musical en danse jazz ?
C’est voir la musique et écouter la danse.

Cet interview fait par Laurence Commandeur fût réalisé dans le cadre de ses travaux sur « la formation musicale des danseurs »
Livre de poche édité par la Direction de la musique et de la danse du Ministère de la Culture.